Le tango est né à Buenos Aires dans le dernier tiers du 19ème siècle. On en trouve les premières évidences écrites de son existence dans les journaux à partir d’environ 1870, et les premières mentions de quelques tangos célèbres, encore joués aujourd’hui, datent du tournant du siècle. Mais, à Buenos Aires, le tango est né dans les bas fonds de la ville, il était populaire dans le port et ses cafés, dans les quartiers malfamés et marginaux, il était joué dans les bordels et dans les casernes, à la lisière de la ville et la campagne. Il s’agissait au début d’une danse lascive, presque obscène, qui n’a pas été acceptée tout de suite, ni par la bourgeoise, ni pas par la classe moyenne, et surtout pas par la classe ouvrière, qui le considérait une musique de voyous, une danse de maquereaux, de lupanars, et interdisait donc leurs filles de le danser.
Après des débuts controversés : le tango débarque en France en 1906
C’est à cette période initiale que le tango débarque à Paris, sous la forme de quelques partitions amenées par des matelots d’une frégate argentine qui est arrivée à Marseille en 1906, mais aussi grâce à l‘arrivée, à la même époque, d’un groupe de compositeurs et interprètes qui étaient venus à Paris pour faire les premiers enregistrements de tangos, chose qu’on ne pouvait pas encore faire en Argentine, et qui sont restés quelques années à Paris. Parmi eux, il y avait Angel Villoldo, le premier grand nom du tango.
A partir de ce moment, et malgré son caractère lascif (ou peut-être à cause de cela) le tango conquiert Paris, et il le fait d’une manière vraiment surprenante tant par la force de son implantation que par les catégories sociales qu’il touche, car c’est surtout la bourgeoisie Parisienne, surement parce qu’elle s’amusait à s’encanailler, qui s’approprie du tango, et à tel point que certains journaux, tant en France qu’en Argentine, parlent à cette époque du tango comme s’il s’agissait d’une création française. Mais cette mode ne dure que quelques années, jusqu’à l’éclatement de la grande guerre de 14-18. Le tango disparaît alors tout naturellement de la scène, des journaux et de la réalité parisienne pour quelques années.
Entretemps, le tango était en train de changer en Argentine, suite à l’arrivée de millions d’immigrants européens, surtout des italiens, qui se l’ approprient et modifient sa forme et son contenu. Le tango va progressivement devenir plus triste, plus nostalgique, plus mélancolique, plus épais. Peu à peu, il commence à incarner le sentir des habitants de la ville, il devient leur porte-parole symbolique, la musique la plus représentative de Buenos Aires. Le tango conquiert une grande partie de la population, et en particulier sa partie la plus humble, formée par les descendants des immigrants. Et c’est en tant que musique de Buenos Aires, ou d’Argentine, qu’il arrivera une nouvelle fois à Paris, au milieu des années vingt, cette fois pour s’installer et se développer parmi les classes populaires parisiennes, principalement dans les quartiers encore marginaux de Montmartre et de Montparnasse. Plusieurs orchestres de tango s’établissent alors à Paris de manière permanente, l’une d’entre elles jouant de manière ininterrompue à La Coupole, près de la gare de Montparnasse, où il était encore possible de l’écouter au milieu des années 50. D’autres orchestres, ou des ensembles plus petits, venaient également en tournée, entourés de poètes, de compositeurs, de professeurs de danse, et bien entendu, de grands chanteurs, comme Carlos Gardel, sur qui je reviendrai tout à l’heure.
A partir de ce moment donc, le tango s’installe à Paris où, avec des hauts et des bas, il devient l’un des paysages sonores de la ville, avec un premier pic dans les années 30 et 40, avec les visites à Paris de Carlos Gardel et de plusieurs grands orchestres, dont celle de Francisco Canaro. Les grands tangos qui parlent de Paris correspondent tous à cette période. Ensuite, dans les années 60 et 70, il y a un renouveau avec l’apparition d’Astor Piazzolla et le nouveau tango, qui fut apprécié et accepté d’abord à Paris et ensuite à Buenos Aires. Je voudrais dans ce contexte nommer une femme qui a joué un rôle très important lors de cette période, car elle est venue plusieurs fois pour animer et soutenir ce qui a été le lieu le plus paradigmatique du tango à Paris des années 70. Un espace d’argentinité à Paris que s’appelait les « Trottoirs de Buenos Aires », qui était près de Beaubourg, en face du forum des halles, où l’on pouvait à tout moment y rencontrer des artistes, des peintres, des écrivains argentins, boire un maté, et écouter des tangos. Cette femme, probablement la plus grande chanteuse de tangos des derniers 50 ans, s’appelle Susana Rinaldi. Elle est aujourd’hui attachée culturelle à l’Ambassade d’Argentine à Paris, et nous regrettons beaucoup qu’elle n’ait pas pu venir à Vanosc, alors que sa visite était prévue.
Une explosion planétaire, Buenos Aires devient une espèce de Babel
Enfin, vers la fin des années 80, le tango se répand partout dans le monde, dans ce qui constitue une vraie explosion planétaire, avec une force inouïe, période que nous sommes en train de vivre encore aujourd’hui et qui explique pourquoi il est possible de parler du tango dans une petite ville comme Vanosc. On le danse partout. Actuellement il y a plus de 200 lieux où il est possible d’écouter et danser le tango en France et, seulement à Lyon, il y en a près d’une dizaine.
Mais, pour revenir à la première époque du tango, celle du tango classique, on peut se demander pourquoi le tango a pris si fortement en France, beaucoup plus qu’en Italie ou en Espagne, alors que la plupart des argentins sortis de l’immigration sont des descendants des italiens ou des espagnols. Et pourquoi le tango a pris surtout à Paris, plus que dans des villes comme Marseille ou Le Havre, alors que ces villes sont des ports, comme Buenos Aires, et qu’on y respire une atmosphère qui a le parfum des voyages, des départs, d’extranéité, un esprit certainement plus proche de celui, nostalgique et mélancolique, de Buenos Aires.
Nardo Zalko, un journaliste et écrivain argentin qui a longuement vécu à Paris, où il est décédé il y a 3 ans, propose une réponse dans son livre Buenos Aires-Paris, un siècle de tango. Je vais essayer rapidement de développer sa réponse à cette question.
Après son indépendance de l’Espagne, acquise définitivement vers 1820, l’Argentine entre dans une période de guerres civiles dont l’enjeu était la définition des contours économiques et politiques du nouveau pays. Cette période de guerres civiles a durée environ 50 ans et ne s’achève que vers 1870. C’est à ce moment que le pays s’unifie et se dote d’une constitution acceptée par tous. Prenant conscience que l’Argentine est un pays vide (5 fois la surface de la France pour moins de 3 millions d’habitants), la constitution d’Argentine est un appel aux peuples du monde pour qu’ils viennent y habiter, leur proposant des terres et du travail et leur garantissant un traitement égalitaire, sans distinction d’origine, couleur ou religion, au moins dans les textes. L’Argentine s’ouvre alors au monde et reçoit des millions d’immigrés, essentiellement d’origine européenne. Ainsi, en quelques années, Buenos Aires passe d’avoir 500.000 habitants à avoir plus de 2 millions. Il faut essayer de se représenter ce que cela signifie pour une ville moyenne de devoir accueillir 2 millions de personnes. Il faut leur donner du travail, construire des logements, des écoles, des hôpitaux, faire venir de la nourriture, créer des usines d’électricité, produire et distribuer de l’eau potable à tout le monde, développer des systèmes de transport publique, et j’en passe. Autrement dit, Buenos Aires est, entre 1890 et 1920 un grand chantier, une ville en construction où les paysages urbains changent en permanence, avec des quartiers entiers qui disparaissaient pour donner lieu à l’apparition d’autres, avec les déplacements de population qui en découlent. Buenos Aires et aussi une espèce de Babel, où se côtoient des habitants venus de toutes parts du monde et qui parlent des langues différentes. C’est justement à cette période que le tango est devenu ce qu’il est aujourd’hui, le fruit de la fusion de toutes les cultures, de tous les parlers, de toutes les musiques de ceux qui sont venus en Argentine pour construire ce pays. Et les paroles des tangos intègrent et reflètent très bien ce sentiment de nostalgie et de perte propre aux immigrants, qui vivent dans un monde en perpétuelle modification. Combien des paroles des tangos se demandent alors : mais où est passé le quartier de mon enfance, qu’est-elle devenue la maison de mes parents, où sont ces cafés que je regardais étant petit, et plus poétiquement, où est-elle passée, la lune de mes 20 ans, où sont–ils, les amis et les amours de ma jeunesse… Les paroles des tangos transmettent le sentiment que le temps passe trop vite et que le progrès détruit tout à son passage. Et le son si triste et plaintif du bandonéon fait écho à ce sentiment.
Une nostalgie partagée
Nardo Zalko nous dit que les parisiens ont vécu une situation similaire, mais pour des raisons différentes. Lorsque le tango arrive en France, Paris sort de 50 ans de bouleversements urbains qui ont complètement modifié son visage et sa population. En réponse à la révolution de 1848 et aux émeutes récurrentes qui se produisent dans la ville et mettent en danger le second empire, et qui se prolongent juste après la commune de Paris, Louis Napoléon et son préfet, le baron Haussmann, entreprennent de transformer profondément la ville, détruisant des quartiers entiers du vieux Paris médiéval, déplaçant leurs populations et ouvrant les grands boulevards qui, outre son rôle esthétique et économique, car il n’y avait que les riches qui pouvaient y vivre, servaient à empêcher la formation de barricades et permettaient aux forces répressives d’arriver rapidement au lieux de conflits et de grèves. Comme Buenos Aires, Paris aussi était un grand chantier à cette époque et les poètes de Paris expriment le chagrin et l’amertume qu’ils ressentent suite à la disparition du Paris de leur enfance et leur jeunesse. Ainsi, nous pourrions dire que il y a un peu de cet esprit tango, nostalgique du passé, dans les poèmes de Baudelaire et de de Nerval, tout comme dans les œuvres de Zola et Victor Hugo. Peut-être alors, en faisant ce parallèle, que Paris était particulièrement réceptive au tango.
Les liens que la France et l’Argentine ont tissé grâce au tango se retrouvent évidemment dans les paroles des tangos. Alors que pratiquement aucun tango ne parle de l’Italie ou de l’Espagne, plus de 300 tangos nous parlent de la France, surtout de Paris, ce qui est franchement surprenant. Ces tangos disent beaucoup de choses différentes mais, d’une manière ou d’une autre, on peut les classer en deux catégories : ceux qui parlent des argentins en France et ceux qui parlent des français (plutôt des françaises) en Argentine. Mais dans les deux cas, pour nous dire des choses similaires, qui ont à voir avec la détresse de l’expatriation, avec le sensation d’extranéité, avec la solitude, la douleur, la nostalgie du pays, le sentiment d’une attente, d’une expectative, d’une espérance qui resteront non accomplies. J’aime traduire des tangos en Français, j’en ai traduit environ 150, et si vous me permettez, j’aimerais vous lire ma traduction d’un tango, pour illustrer mes propos.
Mais avant, il faut savoir que beaucoup d’immigrants étaient des hommes seuls, qui étaient venus se forger une position avant de faire venir leurs familles, et que parfois ceci a pris plusieurs années, et que parfois ils n’ont jamais pu faire venir leurs familles. Alors a prospéré une autre entreprise, celle de la traite de blanches, de la prostitution. Il y a eu plusieurs filières qui pratiquaient la traite de blanches, dont une filière française, très bien décrite dans le livre Le chemin de Buenos Aires, du journaliste Albert Londres. Ces maquereaux faisaient venir des jeunes filles françaises humbles, généralement trompées, avec des promesses d’ une vie meilleure. Mais une fois débarquées à Buenos Aires, elles étaient directement vendues à des bordels. Les plus belles trouvaient parfois des travaux dans des cabarets, où elles apprenaient à danser le tango et devenaient des entraineuses. Le tango que je voudrais vous lire raconte l’histoire imaginaire d’une de ces filles françaises, venue à Buenos Aires suivant une illusion qu’elle ne trouvera pas, et qui, dans sa détresse, s’imagine être la sœur de ces filles humbles et trompées qui peuplent tant de romans de la littérature dramatique française du 19ème siècle, comme Manon Lescaut, Musette, Mimi Pinçon, et Marguerite Gauthier, à la destinée tragique, elles aussi. Ce tango, écrit par un grand poète de Buenos Aires appelé José Gonzalez Castillo, convoque ces personnages féminins, ainsi que leurs amants, Duval, Rodolphe, Schaunard, le chevalier des Grieux. Ce tango s’appelle Griseta, en hommage au roman d’Alfred de Musset Mimi Pinçon, une vie de grisette. Il dit…
Griseta (1924)
Paroles : José Gonzalez Castillo
Musique : Enrique Delfino
Mezcla rara de Museta y de Mimí
con caricias de Rodolfo y de Schaunard,
era la flor de París
que un sueño de novela
trajo al arrabal...
Y en el loco divagar del cabaret,
al arrullo de algún tango compadrón,
alentaba una ilusión :
soñaba con Des Grieux,
quería ser Manon.
Francesita,
que trajiste, pizpireta,
sentimental y coqueta
la poesía del quartier,
¿quién diría
que tu poema de griseta
sólo una estrofa tendría :
la silenciosa agonía
de Margarita Gauthier ?
Mas la fría sordidez del arrabal
angostando la pureza de su fe,
sin hallar a su Duval,
secó su corazón
lo mismo que un muguet
Y una noche de champán y de cocó,
al arrullo funeral de un bandoneón,
pobrecita, se durmió,
lo mismo que Mimí,
lo mismo que Manón.
Francesita…
Grisette
Traduction : Alberto L. Epstein
Rare mélange de Musette et de Mimi,
cajolée par Rodolphe et par Schaunard,
elle était la fleur de Paris,
celle qu’un rêve de roman
amena à nos faubourgs…
Et dans le délire insensé du cabaret
sous le charme d’un tango encanaillé
elle nourrissait une illusion,
elle rêvait avec des Grieux
elle voulait être Manon…
Petite française,
toi qui as apporté, malicieuse,
sentimentale et coquette,
la poésie de ton quartier…
qui aurait dit,
que ton poème de grisette
n’aurait plus qu’un seul couplet :
la silencieuse agonie
de Marguerite Gauthier.
Mais la cruelle indifférence des faubourgs
en épuisant la transparence de sa foi
ne lui donna pas son Duval
et elle désécha son cœur
comme qui desèche une fleur…
Et une nuit de champagne et de coco*
sous le funèbre chant d’un bandonéon
la pauvre petite s’endormit
comme si elle était Mimi,
comme si elle était Manon…
Petite française (suite du refrain)…
*coco : cocaïne, bien entendu…
Enfin, j’ai déjà parlé de Carlos Gardel, le premier et, de l’avis général, le plus grand des chanteurs de tango. A lui seul, Gardel permet d’unir la France à l’Argentine, car il est né à Toulouse, en 1890. Il est venu petit avec sa mère célibataire vivre dans un quartier de Buenos Aires où il était connu comme « el francesito », le petit français, surement parce qu’il parlait en français avec sa mère. Si vous visitez Toulouse, vous verrez, sous le plafond de la colonnade qui fait face au Capitole, les images de Jean Jaurès et, bien entendu, celle de Claude Nougaro. Et bien, à coté de ces deux images vous verrez aussi celle d’un troisième homme, une belle image qui est justement celle de Carlos Gardel, reconnu par Toulouse, terre des poètes et des troubadours, comme un digne fils de cette ville.
Je voudrais finir cette courte présentation avec une phrase de Nardo Zalko, avec laquelle il clôt l’introduction de son livre, et qui en dit long sur les liens tissés par le tango entre Paris et Buenos Aires. Il nous dit que pendant la plupart du 20ème siècle, les enfants nés à Buenos Aires étaient bercés par leurs mères avec la mélodie et les paroles d’un tango. Et, que pour beaucoup d’entre nous, c’est en écoutant un tango, qu’on a entendu, pour la première fois, le nom de Paris.
Alberto EPSTEIN
- Alberto ne s’est pas contenter de théoriser sur le Tango, il le pratique, ainsi que Rut, avec passion
- Uri et...
- ...Daniel ont régalé danseurs et spectateurs....
- Pierre Vival Naquet a animé il y a quelques années une soirée sur le Tango. Il n’a pu être présent lors de ce week-end, mais il a mis La Vanaude en contact avec nos désormais amis de Sol’Ar, un contact très précieux. Merci à lui.